Article écrit et paru dans la revue contreMesures n°5 de Décembre 2023
Revue du Master Ingénierie, Sécurité, Sûreté et Défense ISSD de l'Université Toulouse III - Paul Sabatier
L'influence est utilisée depuis des siècles pour orienter les opinions publiques, et sur ces dernières décennies, cela s’est accéléré avec l'avènement des médias de masse et l'explosion des réseaux sociaux.
Selon le professeur en science politique Frédéric Charillon[1], l’influence est en substance composée de trois composantes indissociables pour l’appréhender dans son ensemble « une capacité de séduction et d’attractivité d’un modèle […], une capacité à placer des relais dans les postes stratégiques à l’étranger et principalement dans les organisations internationales [… et] d’une capacité contre-offensive pour lutter contre les fausses informations, ingérences et manipulations venues de l’extérieur »[2].
En effet, la guerre de l'information est devenue plus complexe et plus difficile à contrôler, avec l’avènement de cette sur-information en continu ; pour François Jeanne-Beylot[3], l’information de nos médias est créée par 1% de la population, transformée par 4% et consommée par les 95 % autres, malgré la multiplication des outils et opportunités de communication.[4]
Influence et propagande, si proche et si loin ?
Mais avant de plonger plus loin dans le sujet, il est essentiel de comprendre la différence entre la propagande et l'influence qui sont étroitement liées, mais elles diffèrent dans leur approche et leurs objectifs, la première cherchant à convaincre le public d'adopter un point de vue spécifique en utilisant des informations trompeuses, alors que la seconde vise à façonner les perceptions et les comportements de manière plus subtile. Si la propagande est un moyen de diffuser des informations biaisées, souvent dans le but de manipuler l'opinion publique, généralement utilisée dans un contexte politique ou militaire pour promouvoir un point de vue spécifique. De son côté, l'influence, en revanche, est un processus plus subtil, qui vise à façonner les attitudes et les comportements des individus sans recourir à des informations fallacieuses, à l’image de la publicité ou la politique. L'influence exercée par le soft power est souvent subtile et indirecte. Elle se fait par le biais de la diffusion de la culture, de l'échange d'idées et de la promotion des valeurs. Par exemple, les entreprises technologiques américaines comme Apple et Google ont réussi à influencer les attitudes et les comportements des consommateurs à travers leurs produits innovants et leur image de marque. Pour Joseph Samuel Nye, analyste et théoricien des relations internationales, professeur à la Kennedy School of Government de l’Université de Harvard, pour développer une stratégie d’influence, il est essentiel d’avoir une composante « soft power qui peut reposer sur la pure attraction – l’effet de « la ville sur la montagne »[5] mais les médias ont une fonction d’amplification et par extension d’influence. »[6]
Les exemples historiques l'histoire en est remplie d'exemples de propagande et d'influence dans la guerre de l'information rendant la frontière entre les deux théories si friables : l'Union soviétique a utilisé la propagande pour promouvoir le communisme, glorifier le régime et réprimer toute dissidence. Les États-Unis ont également utilisé la propagande dans leur propre intérêt, pendant la guerre froide, en menant des campagnes visant à dénigrer l'Union soviétique et le communisme, à l’image de celle du sénateur McCarthy pour lutter contre l’ennemi de l’intérieur. Dans ce cas présent, la propagande est utilisée pour promouvoir les idéologies et inciter à la peur comme durant la Seconde Guerre mondiale, avec les nazis et l'antisémitisme/antibolchevisme, avec un ministère de la Culture et de la Propagande, dirigé par Joseph Goebbels, pour véhiculer la doctrine nazie par l'intermédiaire des arts, de la musique, du théâtre, des films, des livres, de la radio, de documents pédagogiques et de la presse. Un des exemples les plus marquants de propagande allemande est « l'Affiche Rouge » pour discréditer les membres du réseau Manouchian[7] et la résistance française en général en les présentant comme des criminels dangereux. L’affiche a été créée par le service de propagande allemande ; placardée massivement et distribuée environ 15 000 exemplaires en France et dans Paris occupé en 1944.
L’Influence une arme du soft power…
L'influence va au-delà de la propagande et peut être exercée à travers le soft power. Le soft power se réfère à la capacité d'un pays ou d'une organisation à influencer les autres par le biais de la culture, du système de valeurs et de l'attraction plutôt que par la force ou la coercition. Les États-Unis sont un exemple de pays qui a utilisé avec succès le soft power pour influencer le monde à travers la musique, le cinéma, la technologie et les idées. Dans ce cas, l'influence peut être un pouvoir positif, lorsqu'elle est utilisée de manière responsable et éthique, en aidant à éduquer, à informer et à mobiliser le public. L’exemple même est les organisations non-gouvernementales qui utilisent souvent l'influence pour sensibiliser aux problèmes sociaux et environnementaux, et pour promouvoir des changements positifs dans la société. A contrario de la propagande qui est une utilisation manipulatrice et trompeuse, qui peut causer des dommages significatifs, comme nous l’avons abordé plus haut.
Le soft power selon Joseph Nye s’appuie sur trois ressources principales : la culture, l’idéologie et les institutions internationales ; et la diplomatie s’appuie fortement sur ses bases pour être l’influenceur. Pour la France, par exemple, l’influence diplomatique passe par son réseau diplomatique avec 160 ambassades, 128 instituts français 800 alliances françaises, 530 établissements scolaires français à l’étranger ; de plus, Paris, ville des Lumières jouit également d’un rôle spécifique en tant que ville internationale et touristique, mettant en avant le pays et les compétences françaises : la gastronomie et le tourisme (les 45 sites inscrits au patrimoine de l'UNESCO), le vin et le champagne, ainsi que le secteur du luxe et de la mode. L’héritage historique et culturel de la France, avec ses arts et sa création culturelle est aussi des enjeux clé pour son influence dans le monde, le cinéma français (soutenu par CNC) occupe la troisième place des industries cinématographiques du monde ; en littérature, le français est la deuxième langue la plus traduite dans le monde, après l’anglais.
Selon Raoul Delcorde, ambassadeur honoraire de Belgique et professeur de relations internationales, « la diplomatie est devenue un exercice d’influence »[8] qui repose sur quatre piliers : conquérir des marchés et bâtir des coalitions ; identifier les cibles visées par la stratégie d’influence ; poser des objectifs à court terme et tantôt agir sur le long terme ; et enfin, identifier tous ceux qui vont participer à la future stratégie d’influence, aux côtés des diplomates : les « acteurs de l’influence » (les intellectuels, les milieux économiques, les experts techniques, les médias). Pour l’ambassadeur Delcorde, la diplomatie d’influence a connu sa révolution numérique ce qui avec les médias et réseaux sociaux, ont créé ce qu’Hubert Védrine a appelé une « vaste redistribution de la puissance »[9].
Influence, une arme d’information et d'opinion ?
Tout au long de l'histoire, l’influence a été présente pour véhiculer des informations pour conduire la pensée collective vers un point de vue précis ou un autre ; de l’époque antique à nos jours, l'histoire est remplie d'exemples d'influences qui ont eu un impact significatif sur l'information et l'opinion publique, allant de la propagande, aux fakes news ou à contrario d’influences enrichissantes la culture mondiale. L'imprimerie de Gutenberg a permis la diffusion plus rapide des idées et a contribué à la propagation de la Réforme protestante au XVIe siècle et ainsi jouer un rôle déterminant dans la diffusion des idées religieuses et politiques qui ont changé la face de l'Europe. Ou encore, lors de la Révolution française, les pamphlets et les journaux ont joué un rôle crucial dans la diffusion des idées révolutionnaires et dans la mobilisation du peuple. A l’époque de Napoléon Bonaparte, l’influence va être élevée au plus haut niveau pour consolider son pouvoir avec les journaux militaire dès 1797, tel que Le Courrier de l'Egypte ou encore les Bulletins de l'Armée d'Italie et une fois qu'il a conquis le pouvoir deviendront les Bulletins de la Grande Armée, pour continuer à véhiculer les acquis révolutionnaires au service de l’Empire français au sein de l’Europe royaliste. Tout le monde a en mémoire, le fait que Napoléon était un fin stratège mais aussi, grand communiquant ; l’illustration de cette influence de l’image du conquérant victorieux s’illustre avec l’œuvre de Jacques Louis David[10] avec le portrait équestre de Napoléon Bonaparte alors Premier Consul le représentant le franchissement le col alpin du Grand-Saint-Bernard[11], sur un destrier blanc en rappel de l'image du conquérant, avec l’appel aux images d’Épinal de Charlemagne ou encore Hannibal ; mais dans la réalité Napoléon, a franchi les Alpes à dos de mulet comme l’illustra le tableau peint en 1848 par le peintre français Paul Delaroche[12].
L'information a toujours été un outil d’influence puissant dans le façonnement de l'opinion publique et encore plus dans un contexte de guerre de l'information, qui favorise son utilisation pour influencer les attitudes, les croyances et les comportements des individus. Dans le paysage médiatique actuel, l'influence joue un rôle crucial dans la guerre de l'information et dans le contexte de la guerre de l'information, elle est utilisée pour influencer la perception du public, semer la confusion et manipuler les informations. L'influence dans la guerre de l'information est souvent subtile et invisible. Elle peut se manifester à travers des campagnes de désinformation soigneusement planifiées qui visent à semer le doute et la confusion dans l'esprit du public. Les acteurs de la guerre de l'information peuvent également utiliser des tactiques de manipulation émotionnelle pour influencer les attitudes et les comportements des individus. Par exemple, ils peuvent exploiter les peurs, les préjugés et les préoccupations des gens pour promouvoir leur message et discréditer leurs adversaires. Ce qui fait de l'influence un concept complexe qui joue un rôle central dans la guerre de l'information, et les acteurs de la guerre de l'information ont compris l'importance de contrôler le flux d'informations avec diverses techniques telles que la désinformation, la manipulation des faits et la création de récits convaincants, voir à l’extrême, verser dans les théories complotistes et populistes, favorisées par la multiplication des réseaux sociaux et leur présence depuis quelques décennies dans notre quotidien.
Les médias traditionnels ont longtemps été considérés comme les seuls canaux d'information fiables. Cependant, avec l'avènement des médias sociaux, tout le monde peut être un créateur de contenu et diffuser des informations à grande échelle. Les pays, les groupes terroristes et les individus utilisent maintenant cette puissance pour influencer l'opinion publique et atteindre leurs objectifs, comme ces quelques exemples : manipulation de l'opinion publique ; propagande et désinformation ; influence sur les campagnes électorales[13] ; ou encore le remplacement de l'influence de la télévision et de la presse, par les réseaux sociaux numériques.
« Le mensonge vole et la vérité ne le suit qu’en boitant, de sorte que, lorsque les hommes ne sont détrompés, il est trop tard ; la plaisanterie est finie et la fable a fait son effet... »
L'influence à l'heure des réseaux sociaux, fakes news et deepfakes
La guerre de l'information est un phénomène qui a gagné en importance ces dernières années, grâce à l'émergence des médias sociaux et des plateformes en ligne. Cette forme de guerre ne se limite pas aux conflits armés traditionnels, mais elle se déroule désormais également sur le terrain virtuel. L'hyper-information est devenue une des armes d’influence dans la guerre de l’information, en effet avec autant d'informations disponibles, il peut être difficile de distinguer les faits de la fiction ; et par conséquent, les manipulateurs de médias peuvent utiliser cette surcharge d'informations pour créer des histoires fausses ou trompeuses (fakes news) qui sont difficiles à détecter, ce qui va créer et engendrer la confusion et la vulnérabilité et in fine cela peut conduire à une perte de confiance dans les médias et à une polarisation accrue de la société, à l’exemple en politique des courants politiques issus du « Populisme » qui ne vivent que sur l’exaltation des peurs et craintes des populations.
Les professionnels de l'intelligence économique sont particulièrement concernés par ces nouvelles technologies de falsification, et doivent être en mesure de détecter ces nouvelles pratiques pour protéger les entreprises et les organisations contre les attaques de désinformation, ce qui passe par des formations à l'utilisation des outils de détection, ainsi qu'à l'analyse des réseaux sociaux et des médias en ligne. Les gouvernements et les entreprises doivent également prendre des mesures pour lutter contre les fakes news et les deepfakes, en légiférant pour interdire la diffusion de contenus trompeurs, tandis que les entreprises peuvent investir dans des technologies de détection pour protéger leur image de marque et leur réputation. Mais surtout sur le risque et les conséquences importantes sur la démocratie, notamment : manipulation de l'opinion publique ; perte de confiance dans les médias ; polarisation de la société ; désinformation et surtout perte de crédibilité des institutions.
Alors Influence, entre confiance ou méfiance ?
La littératie médiatique est un élément clé de la résilience face à la guerre de l'information, les populations doivent apprendre à vérifier les sources d'informations et à se remettre en question, en gardant un esprit critique et de ne pas partager d'informations sans les vérifier. En comprenant comment l'information peut influencer l'opinion publique, nous pouvons être plus critiques dans notre consommation d'informations et nous protéger contre la manipulation. S’il est vrai et incontestable que les médias sociaux ont révolutionné la façon dont nous consommons et partageons l'information, dans le même temps, le revers de la pièce est qu’ils ont également ouvert de nouvelles possibilités pour les acteurs de la guerre de l'information d'influencer l'opinion publique. À une époque où la désinformation et la manipulation sont omniprésentes, la culture médiatique est plus importante que jamais, en faisant référence à la capacité de comprendre, d'évaluer et de critiquer les médias et les informations que nous consommons. Il est essentiel de promouvoir la culture médiatique dans nos écoles, nos communautés et nos sociétés pour construire une résilience face à la guerre de l'information.
Alors l'influence, nuisible ou bénéfique pour la guerre de l'information ? L'influence est devenue un élément central de la guerre de l'information qui peut être utilisée de manière positive pour éduquer et informer le public, mais elle peut aussi être utilisée de manière malveillante pour manipuler les opinions et semer la confusion. La propagation des fake news et des deepfakes rend la lutte contre la désinformation de plus en plus difficile et il est inéluctable et essentiel que les gouvernements, les médias et les individus prennent des mesures pour lutter contre ; ce qui implique la promotion de l'éducation aux médias, la vérification des faits, la réglementation des médias sociaux et la sensibilisation du public aux tactiques de manipulation de l'information. En fin de compte, l'influence peut être un outil puissant pour informer et éduquer, mais il est crucial de l'utiliser de manière responsable et éthique et la guerre de l'information qui est en constante évolution nous oblige et engage à rester vigilants pour protéger la démocratie et la vérité.
[1] Professeur de science politique à l’Université de Clermont-Auvergne (UCA), Sciences Po Paris et auteur de Guerres d’influence : les Etats à la conquête des esprits (Odile Jacob, 2022)
[2] CHARILLON, Frédéric, « Compétition, influence, angles morts : une diplomatie française qui doit tenir compte des évolutions », in Les Grands Dossiers de Diplomatie, N°75, août-septembre 2023, pp. 46-47
[3] Entrepreneur, Gérant fondateur de Troover-InMédiatic, OSINT, Guerre de l'information, veille, Influence, Intervenant expert IHEDN, EGE, OIE, Assises Africaines de l'IE, Président Synfie
[4] Propos recueillis de l’interview de France 24, « Communication digitale : de l'influence à la propagande » https://youtu.be/vrkY4WSgOfk?si=oNMAc2-BlF_LSTd-
[5] Cette expression fait référence à un verset de l’Évangile selon Matthieu : « Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. »
[6] NYE, Joseph Samuel, « Les médias, un outil de soft power ? », in Les Grands Dossiers de Diplomatie n°41, « Médias, entre puissance et influence », octobre-novembre 2017.
[7] Les membres du réseau Manouchian, un groupe de résistants français composé principalement d'immigrés étrangers, qui ont mené environ 150 attentats à Paris, dont l'exécution du général Julius Ritter, le responsable du Service du travail obligatoire en France.
[8] DELCORDE Raoul, « La diplomatie d’influence », in Revue Défense Nationale n° 823 - Octobre 2019
[9] « La redistribution de la puissance », Le Débat, 2010/3 (n° 160), p. 23-36. DOI : 10.3917/deba.160.0023. URL : https://www.cairn.info/revue-le-debat-2010-3-page-23.htm
[10] Jacques Louis David (1748-1825), Premier peintre de Napoléon, chef de file du mouvement néo-classique, représentant le style pictural.
[11] Réalisé entre septembre 1800 et janvier 1801, exposé de nos jours dans les salons du Château de Malmaison, ce tableau commémore le passage victorieux, au mois de mai 1800, du col du Grand-Saint-Bernard par l’armée de réserve sous les ordres du Général Bonaparte, alors Premier Consul, épisode qui marque le début de la campagne d’Italie (1799-1801).
[12] Hippolyte de la Roche, dit Paul Delaroche, (1797-1856), peintre français du mouvement artistique de la peinture d'histoire.
[13] Durant l'élection présidentielle de 2016 aux États-Unis, les tweets de Donald Trump et les opérations politiques sur les réseaux sociaux ont eu un impact significatif et ont cherché à simuler l'existence d'une majorité politique cachée pour influencer des individus à suivre.